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Cassandre (par Delphine Le Bras)


Quant à Cassandre, il y eut tant et tant de choses à son sujet que nous ne prétendons à aucune exhaustivité dans sa présentation. Cependant, nous notons qu’elle reste dans un premier temps muette dans la pièce d’Eschyle, Clytemnestre lui parle mais elle ne répond rien (soit par nécessité théâtrale soit pour renforcer la grandeur du personnage). Après le départ de sa nouvelle maîtresse, elle intervient enfin en se lamentant sur la maison des Atrides, puis en prévoyant les prochains assassinats. Ses prédictions se précisent à mesure qu’elle les annoncent : nous apprenons quelle sera l’arme du crime (d…ktuÒn t…1) et l’identité de la complice (¹ xÚneunoj2), elle prédit également sa propre mort :


™moˆ d m…mnei scismÕj ¢mf»kei dor…3.

[…].

nàn d' ¢mfˆ KwkutÒn te k¢cerous…ouj

Ôcqouj œoika qespiJd»sein t£ca4.


Après une seconde vague prophétique plus explicite (à partir du vers 1123), elle se révolte contre Apollon en brisant son bâton et en ôtant ses bandelettes de devin (à partir du vers 1264) puis annonce la future vengeance d’Oreste. On pourrait dès lors voir dans la pièce une sorte de renversement de situation dans la mesure où Cassandre passe du statut de devin à celui de victime sacrificielle. Elle se compare et est par la suite comparée à une jeune génisse sur le point d’être exécutée :


bwmoà patróou d' ¢nt' ™p…xhnon mšnei,

qermù kope…shj fo…nion prosf£gmati5.


La jeune femme montre son courage en assumant ce qu’elle a prédit et en marchant vers sa destinée. Ce n’est point la peur de la mort qui la détourne de son chemin mais l’horreur que lui inspire le palais : fÒnon dÒmoi pnšousin aƒmatostagÁ6. Sa sortie de scène est donc retardée par ce sentiment et ce (léger) retard lui permet de prononcer une sorte de testament devant les hommes et les dieux (à partir du vers 1315). Enfin, quand Clytemnestre relate sa mort, sans le vouloir, elle ajoute à sa dignité en la comparant à un cygne (kÚknou au vers 1444). Eschyle nous a ainsi présenté une jeune femme digne qui, pour une fois, est crue dans ses prédictions (le chœur semble vraiment compatir à ses lamentations).

Chez Sénèque, Cassandre apparaît d’abord dans le discours de Clytemnestre comme une menace pour son règne (une future reine et marâtre). A son entrée en scène, la reine l’annonce ainsi :


Sed ecce turba tristis incomptae comas

Iliades adsunt, quas super celso gradu

Effrena Phoebas entheas laurus quatit7.


Clytemnestre présente ainsi une jeune femme « enthousiasmée », qui va rapidement refuser ses attributs divinatoires :


Sed cur sacratas deripis capiti infulas ?

Miseris colendos maxime superos putem8.


Cette révolte, remarquée par le chœur, révèle le grand désespoir de Cassandre qui n’a plus rien à perdre : Nec, si velint saevire, quo noceant habent9. Dans un état de transe décrit par le chœur dès le vers 710, elle se révolte oralement contre Phébus (Recede Phoebe, vers 722) et prédit la mort d’Agamemnon et la sienne : Phlegethontis atri regias animas vehet victamque victricemque10. Elle l’annonce également à Agamemnon en personne (quand ce dernier vient l’assister) sans être crue (tandis que chez Eschyle le chœur croyait ses prédictions). Après le départ du roi, les prédictions se précisent et semblent se dérouler devant les yeux de Cassandre (video et intersumm et fruor11, spectemus12). Une fois le crime d’Agamemnon commis et la discussion avec Electre écourtée, Clytemnestre annonce la mort de Cassandre (vers 1001), cette dernière l’accepte et veut même la précéder (Ne trahite : vestros ipsa praecedam gradus13) pour annoncer au plus vite le malheureux sort des « ruineurs de Troie » aux Phrygiens. La pièce se clôt sur ses derniers mots qui prédisent la vengeance d’Oreste : Veniet et vobis furor14. Le personnage de Cassandre serait donc chez Sénèque assez proche de celui d’Eschyle : digne, révoltée contre Apollon puis résignée. Cela dit, chez Eschyle, la jeune prophétesse semble avoir davantage de regrets de mourir, ce qui la rend bien plus touchante.


Considérons enfin les crimes en eux-mêmes. Leur relation et leur représentation dramatique diffèrent selon les deux auteurs. Examinons tout d’abord les signes avant-coureurs : chez Eschyle, le discours de Clytemnestre contient maintes allusions voilées à la mort prochaine du roi (les multiples morts annoncées, le tapis de pourpre, l’allusion à « l’homme achevé », les références aux victimes et aux sacrifices). Ces allusions, accompagnées des prédictions de plus en plus précises de Cassandre (prédictions fluctuant entre signes prémonitoires et récit des assassinats), créent et amplifient l’attente des spectateurs ; elles le conduisent vers le crime. Chez Sénèque, cet effet est moins subtil car la mort d’Agamemnon est d’emblée annoncée par l’ombre de Thyeste à partir du vers 39. Nous assistons également à la prise de décision de Clytemnestre ; ces éléments explicites sont complétés par les prophéties de Cassandre et ses révélations faites à Agamemnon sous forme de stichomythies. Le crime est donc là aussi largement annoncé mais de manière moins diffuse, plus pragmatique.

Quant aux récits du crime, ils diffèrent par leur structure. Chez Eschyle, nous avons remarqué la présence de signes prémonitoires puis les prophéties de Cassandre qui surviennent peu avant le crime (entre l’entrée d’Agamemnon dans le palais et la sienne) ; le crime est ensuite commis quasiment en direct : dès que Cassandre entre, les cris d’Agamemnon surgissent des coulisses. Enfin, nous assistons au récit de l’assassinat par la criminelle. L’assassinat est ainsi présenté dans ses trois dimensions temporelles (avant/ pendant/ après) et l’originalité d’Eschyle résiderait dans le fait que nous avons le point de vue d’une des victimes avant le crime, celui de l’autre pendant le crime et celui de la criminelle après son acte. Il aurait été plus « logique » d’avoir d’abord celui de la criminelle (préméditation) puis celui de la victime (sous la forme d’une ombre).

Chez Sénèque, la relation du crime est différente : nous assistons à la prise de décision (mais nous ne sommes pas informés du plan précis), aux prophéties de Cassandre auxquelles se mêle le récit exact du crime. La jeune prophétesse ne semble plus prévoir mais bien voir le crime (spectemus au vers 875, utilisation massive du présent de l’indicatif à partir du vers 881 avec iubet, trahit, negant, claudunt,…). En choisissant ainsi ce type de récit « co- mortem », Sénèque retarde un peu la mort de Cassandre car la vision instantanée du crime nécessitait la présence scénique de la prophétesse.


C’est Clytemnestre qui tue son époux, la lâcheté d’Egisthe (qualifié de semivir) est d’autant plus mise en évidence qu’il s’acharne ensuite sur la dépouille de son ennemi. Par contre, il semble encore considéré comme un homme d’action par Clytemnestre après le meurtre : elle lui demande en effet d’exécuter Electre puis Cassandre. Pourtant, les dernières répliques de la pièce laissent entendre que c’est également Clytemnestre qui va abattre la jeune prophétesse. Pour en revenir au récit de la mort d’Agamemnon (puisque la pièce se clôt juste avant celle de Cassandre), il semble relater un crime bien pitoyable, dégradé par sa comparaison explicite avec le sacrifice d’un taureau, par les détails morbides de l’exécution et par l’acharnement des assassins sur la dépouille du roi. Le sordide l’emporte sur le tragique dans la mesure où tous les personnages (hormis peut-être Cassandre, mais il faut tout de même rappeler qu’elle se délecte du spectacle : fruor) perdent leur dignité.

1 Eschyle, Agamemnon, vers 1115 : « quelque filet ».

2 Ibid, vers 1116 : « la compagne de couche ».

3 Ibid, vers 1149 : « Mais moi, Il me reste qu’on me scinde

Au double aigu d’un javelot ».

4 Ibid, vers 1161-1162 : « Maintenant autour du Cocyte et des falaises de l’Achéron, j’ai bien l’air que je dirai le chant des dieux, et vite ».

5 Ibid, vers 1277-78 : « Et l’autel de mon père, à sa place j’ai le billot qui m’attend, et, chaude sous les coups meurtriers, la victime on l’égorge ».

6 Ibid, vers 1309 : « La maison souffle le meurtre et dégoutte de sang ».

7 Sénèque, Agamemnon, vers 586-588 : « Mais voici, foule sombre, cheveux en désordre, les femmes d’Ilion sont là et au-dessus d’elles, la démarche altière, hors d’elle-même, la prêtresse de Phébus secoue le laurier inspiré ».

8 Ibid, vers 693-694 : « Mais pourquoi arraches-tu de ta tête les bandelettes sacrées ? Je pouvais penser que c’étaient les malheureux qui devaient rendre le plus d’honneur aux dieux ».

9 Ibid, vers 697 : « et, s’ils veulent exercer leur cruauté, ils n’ont plus de quoi me nuire ».

10 Ibid, vers 753-754 : « Il est doux de marcher sur les bords mêmes des étangs du Styx, il est doux de voir le chien cruel du Tartare et le royaume de l’avide Dis. Cette barque du noir Phlégéthon transportera aujourd’hui des âmes royales, celle d’une vaincue et celle d’un vainqueur ».

11 Ibid, vers 873 : « je vois, je participe, je savoure ».

12 Ibid, vers 875 : « Contemplons ».

13 Ibid, vers 1004 : « Ne me traînez pas, de moi-même je précéderai vos pas ».

14 Ibid, vers 1012 : « Sur vous aussi la fureur s’abattra ».

 
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