Téléchargez les polices de grec pour l'affichage de ce site ici

 

Tirésias dans Œdipe roi


I/ L’arrivée du devin

Tirésias a été mandé par le roi Œdipe par l’intermédiaire de deux messagers (v.289-290 : œpemya g¦r Kršontoj e„pÒntoj diploàj pompoÚj) afin qu’il le renseigne sur l’identité du meurtrier de Laïos : en effet, Créon rapportant la réponse de l’oracle de Delphes a révélé cette solution pour se débarrasser de la peste qui dévaste Thèbes. Œdipe a déjà voué le coupable aux pires châtiments sans en connaître réellement l’identité. Apollon, lui, aurait dû en même temps la révéler, tel est l’avis du coryphée : v.278-279, TÕ dz»thma toà pšmyantoj Ãn Fo…bou tÒd' e„pe‹n, Óstij e‡rgasta… pote ; cependant qui peut contraindre les dieux à faire quelque chose auquel ils ne consentent pas ? c’est la question que se pose Œdipe : v.280-281, D…kai' œlexaj· ¢ll' ¢nagk£sai qeoÝj §n m¾ qšlwsin oÙd' ¨n eŒj dÚnait' ¢n»r. Une solution alors s’impose, suggérée par le coryphée et approuvée (ou plutôt anticipée) par Œdipe : faire venir le devin Tirésias qui, « comme le seigneur Apollon » possède incontestablement un don mantique : v.284-286, ”Anakt' ¥nakti taÜq' Ðrînt' ™p…stamai m£lista Fo…bJ Teires…an, par' oá tij ¨n skopîn t£d', ðnax, ™km£qoi safšstata. Il faut remarquer ici la répétition à trois reprises du terme ¥nax qui, dans la bouche du coryphée lie les trois représentants des différents pouvoirs en présence : politique, sacerdotal et divin. D’autre part, les deux épithètes et noms du dieu et du devin sont accolés, preuve de leur proximité, et ce qui se rapporte à Tirésias encadre sur les deux vers ce qui se rapporte à Apollon, comme pour symboliser le rôle du vieillard, qui est là pour révéler et offrir au monde les oracles obscurs de Loxias. A l’inverse, le vocatif s’adressant à Œdipe le met à part de ces deux entités.

Physiquement, on peut penser que Tirésias apparaît guidé par les deux esclaves qui lui ont été envoyés ainsi que par un(-e ?) enfant (sa propre fille Mantô ?), comme c’est traditionnellement le cas.



II/ Son statut

Tirésias fait donc son apparition tout auréolé de la gloire de sa réputation : v.300-301, ’W p£nta nwmîn Teires…a, didakt£ te ¥rrht£ t' oÙr£ni£ te kaˆ cqonostibÁ Œdipe dans ces mots d’éloges insiste d’une part sur la notion de clairvoyance absolue, d’autre part sur le fait que le devin est en relation avec l’univers divin, puisque seuls les dieux ou les êtres qui ont reçu d’eux ces dons peuvent se targuer d’avoir une connaissance globale du monde sensible. De cette réplique se dégage un thème récurrent de la mythologie : Tirésias, frappé de cécité après avoir transgressé un interdit visuel, se voit doté d’un pouvoir compensatoire, celui d’appréhender toutes les choses de la création, non pas par l’organe de perception habituel, mais par une faculté suprasensible (car d’origine divine) de connaissance.



III/ Les échanges de parole

Les échanges de parole entre Œdipe et le devin vont dans un seul et même sens : un crescendo de la tension et de l’agressivité entre les deux hommes, ce en plusieurs étapes.

v.300-315 : paroles de bienvenue, accueillantes d’Œdipe, qui montre son respect envers Tirésias et aussi ses attentes à son égard : v.312-313, ·àsai seautÕn kaˆ pÒlin, ·àsai d' ™mš, ·àsai d p©n m…asma toà teqnhkÒtoj. L’anaphore du verbe ∙Úomai, appliqué à trois éléments différents, traduit cette volonté de purification religieuse attendue de la part du devin. Ainsi cette purification doit porter, selon Œdipe, à la fois sur la personne même du devin, sur l’Etat, enfin sur Œdipe lui-même.

v.316-329 : réaction ‘surprenante’ de Tirésias, qui se met à gémir et à lancer des imprécations contre lui-même. A ces mots, Œdipe, étonné, cherche à s’enquérir des maux qui habitent le vieil homme qui, dès lors, va adopter une stratégie de refus systématique d’en dire plus (exactement comme dans Les Phéniciennes). Il commence ainsi par vouloir dissocier leurs deux destins, comme en réponse à la volonté d’Œdipe de maintenir la cité dans son unité antérieure factice (v.321). Face à ce refus, Œdipe va d’abord essayer la supplication et l’argument du dévouement dû à la cité : v.322-323, OÜt' œnnom' epaj oÜte prosfilÁ pÒlei tÍd' ¼ s' œqreye, t»nd' ¢posterîn f£tin., et v.326-327, , prÕj qeîn, fronîn g' ¢postrafÍj ™peˆ p£nteς se proskunoàmen oƒdƒkt»rioi. Notons qu’Œdipe veut convaincre le devin avec un argument ‘’politique’’, légaliste, puisqu’il fait référence aux nÒmoi (v.322), sans se douter que les raisons du devin se situent à la fois au-dessus, étant liées aux lois divines, et en dessous, concernant personnellement le roi. C’est ici un véritable dialogue de sourds qui s’instaure, puisque Œdipe réclame de Tirésias sa frÒnhsi& (v.326), c’est-à-dire son discernement, et Tirésias la leur refuse, précisément parce qu’ils en manquent (v.329 : P£ntej g¦r oÙ frone‹t)… Les supplications adressées à l’égard d’Œdipe dans la 1ère scène se voient ici transférées vers le devin (écho du terme ƒkt»rioi entre les vers 3 et 327) : on constate ainsi que c’est désormais entre les mains de Tirésias que se trouve la vérité.

v.330-349 : la patience d’Œdipe a atteint ses limites face au refus de Tirésias. Ainsi, suivant une logique proprement ‘’tyrannique’’ (« celui qui n’est pas avec moi est contre moi » -voir Lanza-) il considère que le devin cherche la ruine de la cité. C’est alors qu’il va se focaliser, suivant une fausse piste, sur l’éventuelle culpabilité du devin, pour arriver à la conclusion : j’ai honni le meurtrier ; or le devin le connaît mais ne veut pas me dire qui il est ; donc le devin est au moins complice du crime. L’accusation d’Œdipe est très claire car elle souligne une entière responsabilité du devin : celui-ci aurait les mains tachées de sang. La phrase e„ d' ™tÚgcanej blšpwn paraît très intéressante puisqu’elle révèle à quel point Œdipe marque de l’impiété dans son discours : pour lui Tirésias disposant de sa vue aurait commis lui-même l’acte, alors qu’en réalité c’est parce qu’il a perdu la vue que Tirésias a obtenu son pouvoir de connaissance. Voir v.747. Tirésias face à cette montée de la colère d’Œdipe veut rester de marbre en se cantonnant derrière son refus : sa volonté est de ne pas prendre parti et de laisser les choses se dérouler, en fait de remettre ses soins à la destinée.

v.350-377 : la réponse de Tirésias est cinglante, puisqu’elle recentre brutalement le propos sur Œdipe, à la fois en tant que représentant politique et sauveur éventuel de la cité (v.350-351 : ”Alhqej; ™nnšpw s tù khrÚgmati úper proe‹paj ™mmšnein (...) ) et surtout, première révélation explicite, en tant que meurtrier recherché (v.351-353 : (...) k¢f' ¹mšraj tÁj nàn prosaud©n m»te toÚsde m»t' ™mš, æj Ônti gÁj tÁsd' ¢nos…J mi£stori.). C’est donc Tirésias qui le premier montre l’identité parfaite entre le meurtrier et l’enquêteur. Miasma = souillure qui émane d’un meurtre.

Œdipe, qui n’a à vrai dire pas d’argument de poids à opposer à Tirésias, passe aux menaces directes, à la façon d’un tyran. Face à ces menaces, le devin prend pour bouclier sa situation. Premièrement, en reprenant exactement le même verbe qu’Œdipe (v.355 : feÚxesqai / v.356 : Pšfeuga), mais au parfait, Tirésias montre bien qu’il ne peut être considéré comme un sujet ordinaire : il est ‘’à part’’ du point de vue temporel, et par conséquent ne se trouve pas sous le joug du pouvoir tyrannique, mais humain et temporel, d’Œdipe. Il revendique sa filiation avec la vérité, propriété essentielle du savoir mantique et divin : t¢lhqj = crase. Œdipe lui continue à mettre en doute les qualités mantiques de Tirésias, c’est-à-dire à l’attaquer sur sa tšcnh (v.357 : PrÕj toà didacqe…j; oÙ g¦r œk ge tÁj tšcnhj), tandis que ce dernier recentre systématiquement le débat et la culpabilité sur Œdipe lui-même : v.358, PrÕj soà· sÝ g£r m' ¥konta proÙtršyw lšgein. Nous avons ici deux stratégies qui s’opposent : l’une de punition et de châtiment, prérogatives liés au statut de son locuteur, l’autre de révélation de la pure vérité, liée elle aussi au statut et à la fonction de son locuteur. Le compromis dans ce passage ne semble pas possible, puisque, après la première révélation, Tirésias se propose d’en faire un seconde, qu’Œdipe juge d’emblée comme inepte : v.365, æj m£thn e„r»setai.

Cette deuxième révélation ne concerne plus le meurtre de Laïos, mais le problème de l’inceste, qui est évoqué par sous-entendus : v.636-637. Le schéma des répliques qui s’ensuivent se trouve être similaire à celui qui a suivi la première révélation : Te.= Eh bien, voici ce que j’ai à dire : (…) / Oi.= Crois-tu pouvoir en réchapper indemne ? / Te.= Je ne te crains pas car je sers la Vérité. / Oi.= Tu mens, tu ne peux pas connaître la vérité car tu n’es qu’un charlatan, un ignorant coupé des choses vraies par ses infirmités. / Te.= Toute la responsabilité et la faute reposent sur toi. C’est exclusivement de toi qu’il s’agit désormais.

Avec cette brutale révélation de la vérité, Œdipe se retrouve face à lui-même, et il ne peut accepter de se voir ainsi représenté (il ne le pourra jamais d’ailleurs : quand la vérité sera devenue implacable, il se crèvera les yeux.). C’est pourquoi par deux fois (toujours ce parallélisme de construction.) il esquive le vrai centre du problème, en fait lui-même, que Tirésias lui soumet : par deux fois c’est lui qui change de propos en posant une autre question. Tirésias remporte donc les deux échanges, non seulement du point de vue de la détention de la vérité, tout auréolé qu’il est de la bénédiction apollinienne, que du point de vue rhétorique, ce qui prouve bien qu’Œdipe refuse d’admettre l’évidence.


v.378-428 : Œdipe récuse totalement les avertissements de Tirésias. Il poursuit dans sa lecture strictement ‘’humaine’’ et politique du problème. Ainsi face à l’autorité d’Apollon que lui soumet Tirésias, Œdipe croit voir celle de Créon : v.378, Kršontoj À soà taàta t¢xeur»mata; (voir sens précis du mot). Tirésias poursuit lui aussi dans sa logique de replacer Œdipe face à lui-même : v.379, Kršwn dš soi pÁm' oÙdšn, ¢ll' aÙtÕj sÝ so…. (voir dans ces répliques du devin la récurrence du pronom de la 2ème personne du singulier et du réfléchi.)

Digression d’Œdipe sur l’avidité du pouvoir et de la richesse qui gagne les hommes = encore un trait caractéristique du tyran. Trois points essentiels qu’il revendique pour lui : v.380-381, ’W ploàte kaˆ turannˆ kaˆ tšcnh tšcnhj Øperfšrousa. Ces trois entités se retrouvent jointes sous le terme ¢rcÁ : v.383-384, e„ tÁsdš g' ¢rcÁj oÛnec', ¿n ™moˆ pÒlij dwrhtÒn, oÙk a„thtÒn, e„sece…risen. Tout ce dialogue serait éclairé sous un jour particulièrement avantageux avec les analyses de D. Lanza.

Œdipe entreprend alors de dénigrer les compétences divinatoires du devin en faisant valoir ses qualités de clairvoyance. Encore une fois il inverse les rôles et brouille les identités : Tirésias n’a aucun don pour la mantique, et il tente d’usurper le pouvoir royal ; lui au contraire s’est fait remarquer par son discernement et a obtenu tout naturellement le trône –voir attribution des épithètes et des qualités-. Tirésias lui réplique sur le thème de l’aveuglement de l’homme face à son destin –voir métaphores et comparaisons-.


v.429-443 : Soulignement par Tirésias de la raison de sa venue = convocation du roi lui-même. Œdipe argue qu’il ne s’attendait pas de la part du vieillard à des propos « insensés » : v.433, mîra. On voit bien ici qu’Œdipe du point de vue rhétorique est acculé : après avoir vu derrière les propos de Tirésias des mensonges venus de son infirmité, puis des paroles ayant pour but de conquérir le pouvoir, enfin la preuve de son incapacité mantique, il les qualifie de propos tout à fait dénués de sens. En fait n’ayant pas réussi à leur attribué un sens acceptable, il refuse de leur en accorder un.

Œdipe aggrave même personnellement sa débâcle en retenant le devin une dernière fois : en réalité il accorde bien du crédit à ses paroles. En face, l’ « habileté » du devin consiste à parler à mots couverts, à demi-mots : quelles sont ses véritables motivations ? se conforme-t-il au destin d’Œdipe qui est de découvrir par soi-même sa propre culpabilité ? Ces vers 439-440 sont en quelque sorte la réponse amère de Tirésias aux accusations portées par Œdipe contre sa tšcnh : le devin ici semble être dans une position de « maître de vérité » qui joue avec son interlocuteur.

Œdipe persiste à se considérer comme le sauveur de la polis (v.443 : 'All' e„ pÒlin t»nd' ™xšsws' oÜ moi mšlei.)


v.444-462 : Sortie de scène de Tirésias, qui avant de disparaître définitivement prédit explicitement la fin de la pièce, sans révéler toutefois l’identité du personnage concerné, puisqu’il parle « d’un homme » : v.449, tÕn ¥ndra toàton ; v.451, oátÒj. Tous les éléments des différentes prophéties se retrouvent ici mis bout à bout dans une concordance logique parfaite. Tirésias dans ce passage fait office de porte-parole d’Apollon1. Cette dernière tirade semble avoir pour but principal de confirmer les talents divinatoires du devin : d’ailleurs les deux éléments principaux du dialogue, frÒnhsij et mantikÁ, sont liés dans les dernières paroles du devin (v.462 : f£skein œm' ½dh mantikÍ mhdn frone‹n.)



IV/ Les prophéties proprement dites

Avant la révélation se trouve une réplique extraordinaire d’Œdipe sur la démasquage du criminel : ‘Wi m» 'sti drînti t£rboj, oÙd' œpoj fobe‹, c’est-à-dire « celui qui n’a pas peur d’un acte ne craint pas non plus un mot », en fait précisément l’inverse de son cas, puisque jusqu’à la fin c’est justement la parole vraie qu’il refusera d’entendre, alors qu’il a effectivement tué Laïos.

Tirésias remplace Apollon en tant que diseur d’oracles, puisque justement, étant homme, il a eu la faiblesse d’oublier le sort qui pèse sur Œdipe (v.317-318 : taàta g¦r kalîj ™gë e„dëj dièlesoÙ g¦r ¨n deàr' ƒkÒmhn) : confronté à la question fatale, il ne peut plus se détourner… (alors qu’un dieu, lui, aurait refusé cette confrontation). Ainsi peut-être se dégage une piste de réflexion : le devin est condamné par les ‘victimes’ de la prophétie justement parce qu’il est homme, donc imparfait et condamnable. La différence est grande avec le cycle des Atrides, où les prophéties émanent directement de l’oracle apollinien et donc où il n’y a pas d’intermédiaire humain à qui l’on puisse s’en prendre : ainsi Oreste et les Dioscures estiment que c’est Apollon lui-même qui devrait être à la place de l’accusé (c.f. aussi El., v.979). Plus exactement peut-être convient-il de considérer que c’est la personnalité même de Tirésias qui l’amène à une confrontation directe et une condamnation automatique de la part du roi, en ce sens que ce devin est complètement attaché et impliqué dans la cité : il est partie prenante du drame qui se noue, à l’inverse d’un autre oracle que l’on va consulter à l’extérieur de la cité.

1 . Ce statut est confirmé dans les vers suivants de l’intermède choral (v.497-500, Ant.II) : le chœur s’interroge sur la véritable nature d’un devin, qu’il ne considère que comme un simple mortel, alors qu’il réserve une confiance absolue à la clairvoyance des dieux eux-mêmes.

 
(Ce site est optimisé pour une résolution de 1024*768.)