Tirésias
dans Antigone
I/
L’arrivée du devin
Tirésias
semble être venu de lui-même voir Créon. Son
arrivée n’est en effet pas annoncée auparavant,
et Créon lui demande d’emblée les raisons de sa
venue : v.991, T…
d' œstin,
ð geraiン
Teires…a,
nšon; Tirésias
en quelque sorte s’annonce lui-même en interpellant les
« seigneurs de Thèbes » (v.988 :
Q»bhj ¥naktej) et en
se présentant : il est aveugle (v.989 :
to‹j tuflo‹si) ;
un enfant le guide donc, au nom duquel il prend aussi la parole
(v.989-990 : Q»bhj
¥naktej, ¼komen
koin¾n ÐdÕn dÚ'
™x ˜nÕj blšponte·).
II/
Son statut
Le
premier épithète appliqué à Tirésias
par Créon est celui de « vieillard » :
le grand âge du devin semble être encore ici un garant de
son caractère respectable. Aussitôt, Créon
s’enquiert de savoir ce qu’il a à lui apprendre :
le vieil homme est donc automatiquement perçu comme le
détenteur d’un certain savoir. (v.991 :
T… d'
œstin,
ð geraiン
Teires…a,
nšon;)
Les
répliques suivantes nous montrent entre les deux hommes une
relation de confiance et d’écoute mutuelles : le
devin prescrit ses bons conseils pour la direction de l’Etat,
et Créon les suit sans sourciller (v.992-995 :
TE. 'Egë
did£xw, kaˆ
sÝ tù m£ntei piqoà.
/ KR.
OÜkoun p£roj ge sÁj
¢pest£toun frenÒj.
/ TE.
Toig¦r di'
ÑrqÁj t»nd'
™naukl»reij pÒlin.
/ KR.
”Ecw peponqëj marture‹n
Ñn»sima.)
Ici Tirésias révèle pleinement son rôle de
conseiller politique secondant le chef de l’Etat : les
pouvoirs politique et religieux sont étroitement mêlés
dans une coopération pour l’instant sans faille. Le
personnage de Créon semble être brossé dans une
prolongation logique des Phéniciennes (historiquement
parlant on parlerait plutôt de prémices.)
III/
Les échanges de parole
v.988-997 :
entrée en scène du devin. Ces vers sont riches en
renseignement sur le statut du devin dans la cité (c.f.
supra). Créon montre une grande obligeance à l’égard
du devin, et redoute même ce qu’il va lui annoncer
(v.997 : T…
d' œstin;
æj ™gë tÕ sÕn fr…ssw stÒma.) :
il considère donc que le vieillard est un interprète
fidèle de la vérité mantique.
v.998-1032 : tirade du devin, qui fait connaître sa
révélation prophétique. Celle-ci se divise en
deux moments. Tout d’abord, les vers 998 à 1014
décrivent méthodiquement le rite divinatoire proprement
dit. Puis, les vers 1015 à 1022 constituent la traduction de
ces signes en réelle ‘’prophétie’’
destinée à l’assemblée car pouvant être
comprise par elle. Notons que ces paroles prophétiques
possèdent simplement une valeur étiologique, à
l’inverse de sa 2nde tirade à la valeur
proprement ‘’prophétique’’. Enfin, les
vers 1023 à 1032 présentent les conseils judicieux et
amicaux du vieillard, comme il l’a toujours fait. N.B. :
interprétation détaillée de la prophétie
infra.
v.1033 à
1047 : réaction de Créon. Elle est similaire à
celle des autres tyrans. Elle se caractérise tout d’abord
de manière évidente par l’emportement et la
colère. Créon se voit attaqué personnellement
par le devin et par ce qu’il représente, c’est-à-dire
par l’art mantique :
v.1033-1036, ’W
pršsbu, p£ntej
éste toxÒtai skopoà toxeÚet'
¢ndrÕj toàde,
koÙdン
mantikÁj
¥praktoj Øm‹n e„mi,(...).
En fait, cette accusation, si elle utilise la métaphore de la
cible humaine (complexe de Saint Sébastien : ça
existe en psychanalyse ?)
cache mal la confusion de l’accusation de Créon. En
effet celui-ci utilise inopportunément la 2ème
personne du pluriel, comme pour donner un faux relief à son
discours : c’est la thèse de la machination que
Créon soutient ici, comme si le devin faisait partie d’un
complot ourdi tout exprès contre la personne royale, mais
alors qui seraient les autres personnes ? Antigone ?
Hémon ? Il semblerait, à l’inverse d’Œdipe,
qui a aussitôt ‘’décelé’’
les ficelles d’une prétendue conspiration, que Créon
aurait du mal à justifier aussi logiquement ses accusations :
peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne le fait pas et
passe à des accusations d’un autre genre. Ainsi, après
le thème du complot, Créon utilise un autre topos du
langage tyrannique (c.f. Lanza), celui du goût du lucre comme
motivation principale des devins : v.
1035-1039, (…) tîn d'
Øpaˆ gšnouj
™xhmpÒlhmai k¢mpefÒrtismai p£lai.
Kerda…net',
™mpol©te tÕn prÕj
S£rdewn ½lektron,
e„ boÚlesqe,
kaˆ tÕn 'IndikÕn
crusÒn· t£fJ
d' ™ke‹non
oÙcˆ krÚyete·
Ces répliques sont typiques de la confusion opérée
par Créon entre le divin et le temporel. Il émet ici
des accusations qui ne devraient s’adresser qu’à
un personnage de la même catégorie que lui, c’est-à-dire
un responsable politique. Ces paroles sont une impiété
à rajouter à celle du refus d’enterrer Polynice,
que Tirésias lui a déjà reproché.
D’ailleurs le tyran n’est pas gêné de
revenir sur cette accusation, en revendiquant et assumant son
impiété : après avoir défié
le représentant de la divinité (le prêtre-devin),
Créon défie désormais Zeus en personne. Face au
roi des dieux il affirme sa qualité de ‘’roi’’
de la cité et assume même la souillure qu’il
pourrait encourir : v.1040-1043, oÙd'
e„ qšlous'
oƒ ZhnÕj a„etoˆ
bor¦n fšrein
nin ¡rp£zontej ™j DiÕj qrÒnouj,
oÙd'
ìj m…asma toàto
m¾ tršsaj, ™gë
q£ptein par»sw ke‹non·
La stratégie de son discours est claire : il
dissocie systématiquement les sphères politiques et
religieuses, conception impie caractéristique du tyran
(stratégie de légitimation de son acte, tout comme
Penthée) . C’est en effet comme cela qu’il peut
légitimer son acceptation de la souillure, car elle
n’atteindra pas les dieux si ceux-ci sont détachés
de nous : v.1043-1044, eâ
g¦r oヘd'
Óti qeoÝj mia…nein
oÜtij ¢nqrèpwn sqšnei.
Le 3ème moment de sa réplique participe
aussi du même système de pensée, puisque Créon
impute à son adversaire des conceptions que seul lui peut
avoir : ici il s’agit du thème du beau discours
masquant des motivations inavouables (v.1045-1047,
P…ptousi d',
ð geraiン
Teires…a,
brotîn co„
poll¦ deinoˆ ptèmat'
a‡scr',
Ótan lÒgouj a„scroÝj
kalîj lšgwsi toà kšrdouj c£rin.),
conception revendiquée pleinement par l’autre tyran
qu’est Etéocle dans Les Phéniciennes.
v.1048-1061 : ces vers sont l’illustration parfaite de ce
qui précède, puisqu’on assiste à
l’affrontement sourd de 2 discours. Créon
systématiquement porte une accusation que Tirésias
renvoie à son juste destinataire, portant à chaque fois
sur les topoi du comportement tyrannique : la déraison,
qui répond au ‘’bon conseil’’ dans 2
répliques de construction symétrique (v.1050-1051,
TE. ÓsJ
kr£tiston kthm£twn eÙboul…a; /
KR. “OsJper,
oヘmai,
m¾ frone‹n ple…sth
bl£bh.), la
calomnie, l’appât du gain, la rivalité pour le
pouvoir politique. Notons aussi que Créon maintient toujours
sa foi dans les qualités mantiques de Tirésias (sa
sophia) –à l’inverse d’Œdipe, qui du
même coup s’enferme dans une logique aberrante-, car il
considère plutôt que le devin pratique un art dévoyé :
v.1059, SofÕj
sÝ m£ntij, ¢ll¦
t¢dike‹n filîn.
v.1062-1090 : face à la situation d’aporie de
l’échange discursif, Tirésias entreprend de
révéler les prophéties que son art lui a
apprises (voir infra). Il sort en condamnant la conduite de Créon :
non respect de son grand âge, emportement inconsidéré
(v.1087-1090, !!! tÕn
qumÕn oátoj ™j newtšrouj ¢fÍ,
kaˆ gnù tršfein t¾n
glîssan ¹sucwtšran tÕn noàn t'
¢me…nw tîn frenîn
À nàn fšrei.)
v.1091-1098 : intervention du coryphée, qui fait valoir
son avis raisonnable. Il rappelle à Créon la valeur du
devin, en associant à la fois la garantie de son grand âge
et son attachement à la vérité :
v.1091-1094, `An»r,
¥nax,
bšbhke dein¦ qesp…saj·
™pist£mesqa d',
™x Ótou leuk¾n ™gë
t»nd' ™k
mela…nhj ¢mfib£llomai tr…ca,
m» pè pot'
aÙtÕn yeàdoj ™j
pÒlin lake‹n.
Créon est rendu à l’évidence et
constate dans quelle impasse l’a mis son comportement :
son statut de tyran fait qu’il ne peut admettre sa défaite
oratoire (elle impliquerait qu’il faudrait qu’il revienne
sur son édit) et ses qualités d’homme d’état
lucide lui font craindre le pire dans le cas où il
s’entêterait (sa coopération passée avec le
devin va dans ce sens), et sa tergiversation est toute entière
dans le balancement de sa réplique, v.1096-1097
tÒ t'
e„kaqe‹n g¦r
deinÒn, ¢ntist£nta
dン ¥tV
pat£xai qumÕn ™n deinù p£ra.
Le coryphée quant à lui prône une fois de plus la
juste mesure, mais l’utilisation du terme eÙboul…a
(utilisé par Tirésias au vers 1050 ) le met en accord
implicite avec le devin :
v.1098, EÙboul…aj
de‹, pa‹
Menoikšwj Kršon.
IV/
Les prophéties proprement dites
Les
prophéties que livre Tirésias, nous l’avons dit,
se partagent en deux moments. Tout d’abord, le devin commence
par révéler qu’une « catastrophe »
menace l’Etat : v.996, FrÒnei
bebëj aâ nàn ™pˆ xuroà tÚchj.
En fait le devin étend la sphère de conséquence
du refus de Créon d’enterrer Polynice : en plus du
contentieux privé et religieux il lui donne la valeur de
menace pour la stabilité de la cité. Ainsi Tirésias
prêche pour le respect des lois divines (s’acharner sur
un cadavre est non seulement inutile –v.1030,
t…j ¢lk¾ tÕn qanÒnt'
™piktane‹n;-
mais aussi proscrit par les dieux) qui ramènera la sérénité
dans la cité. Il parle à Créon de façon à
le ramener à la raison, à le sortir de son entêtement,
preuve d’hubris, en lui montrant la voie du Bien : c.f. la
répétition de eâ à
la fin de son intervention. Avant ces révélations, le
devin s’est étendu sur la manière dont il les a
recueillies. Il nous livre ainsi une somme importante d’informations
sur le déroulement du rite prophétique :
1°)
Le devin prend place sur son siège sacré, d’où
il inspecte le vol des oiseaux : v.999,
E„j g¦r palaiÕn q©kon
ÑrniqoskÒpon.
2°)
Relevé des présages significatifs : les cris, le
comportement individuel et collectif (en l’occurrence,
piaillements stridents, vol tumultueux, agressivité mutuelle :
v.1001-1004, ¢gnît'
¢koÚw fqÒggon
Ñrn…qwn, kakù
kl£zontaj o‡strJ kaˆ bebarbarwmšnJ·
kaˆ spîntaj ™n
chla‹sin ¢ll»louj fona‹j œgnwn·
pterîn g¦r ·o‹bdoj
oÙk ¥shmoj Ãn.)
3°)
Holocauste d’animaux sacrifiés, dont on observe la
consomption : réaction du feu, quantité, nature,
et orientation de la fumée, état des os après le
sacrifice (ici le feu ne jaillit pas, la fumée est abondante
et sème la confusion, la graisse et les os semblent être
refusés par le bûcher : v.1006-1011,
™k d qum£twn
“Hfaistoj oÙk œlampen,
¢ll'
™pˆ spodù
mudîsa khkˆj mhr…wn
™t»keto k¥tufe k¢nšptue,
kaˆ met£rsioi colaˆ
diespe…ronto, kaˆ
katarrue‹j mhroˆ kaluptÁj ™xškeinto
pimelÁj.
4°)
Conclusion et interprétation proprement dite : le devin
rassemble un faisceau d’indices identiques pour formuler la
prophétie. Toute cette partie du rite est sous l’entière
responsabilité de son art, et aucun élément pour
la compréhension de la prophétie ne nous est livré,
à part bien sûr les analogies évidentes (une fois
qu’elles ont été déterminées…).
La conclusion est ici notée en une seule phrase concise, à
valeur d’autorité : v.1013, fq…nont'
¢s»mwn Ñrg…wn
manteÚmata·
et porte sur l’échec du rite. L’interprétation
fait porter la responsabilité de la rupture du dialogue avec
les dieux sur la décision de Créon. Le rapport qui en
est fait par Tirésias fait preuve d’une habileté
extraordinaire puisqu’il entremêle les éléments
de la faute de Créon et ceux du rite pour en révéler
les connections inattendues et ‘’souterraines’’ :
v.1016-1022, bwmoˆ
g¦r ¹m‹n ™sc£rai te pantele‹j
pl»reij Øp'
o„wnîn te kaˆ kunîn
bor©j toà
dusmÒrou peptîtoj O„d…pou gÒnou.
K¶t'
oÙ dšcontai qust£daj
lit¦j œti qeoˆ par'
¹mîn oÙdン
mhr…wn
flÒga, (!!!)
Le
deuxième moment des prophéties de Tirésias
intervient après la dispute avec Créon, et concerne non
plus les raisons de la situation, mais bien ses enjeux, c’est-à-dire
que le devin fait porter son art non plus sur le passé et le
présent, mais sur l’avenir. Tirésias annonce
ainsi la perte pour Créon d’un membre de sa famille sous
peu. Le devin cependant ne s’en tient pas là, mais
montre qu’il ne parle pas au hasard. En effet, de même
qu’il entremêlait habilement cause et conséquence
dans son explication du mutisme des signes, il explique encore les
connections secrètes entre les fautes de Créon (ne pas
enterrer le cadavre tandis qu’il enterrait vivante Antigone) et
le décret des dieux (Créon a outrepassé ses
droits quant à la vie de ses sujets, donc les dieux lui font
payer sa faute en imposant la mort de quelqu’un de son sang) :
v.1064-1076, 'All'
eâ gš toi k£tisqi m¾
polloÝj œti
trÒcouj ¡millhtÁraj
¹l…ou telîn,
™n oŒsi tîn sîn
aÙtÕj ™k spl£gcnwn ›na
nškun nekrîn ¢moibÕn
¢ntidoÝj œsV,
¢nq'
ïn œceij mn tîn
¥nw balën k£tw,
yuc»n t'
¢t…mwj ™n t£fJ
katókisaj,
œceij d
tîn k£twqen ™nq£d'
aâ qeîn
¥moiron,
¢ktšriston,
¢nÒsion nškun.
‘Wn oÜte
soˆ mštestin oÜte to‹j ¥nw
qeo‹sin,
¢ll'
™k soà bi£zontai
t£de.
ToÚtwn se lwbhtÁrej
ØsterofqÒroi
locîsin “Aidou kaˆ qeîn
'ErinÚej,
™n to‹sin
aÙto‹j to‹sde lhfqÁnai kako‹j.
Il s’agit
d’un principe basé sur la réciprocité,
bien résumé dans cette dernière phrase par
l’expression aÙto‹j
kako‹j, et Tirésias est là pour
l’expliciter aux simples mortels.
Ce
principe de réciprocité est encore mis en œuvre
par le devin, mais cette fois à titre personnel : il
répond mot pour mot aux accusations du tyran, d’une part
sur sa corruption (quel intérêt aurait-il à
prédire, non pas la ruine d’un seul homme, lui, son
‘’adversaire’’, Créon, mais aussi la
ruine pour tous les habitants de la cité à cause de la
malédiction divine ? –v.1077-1083,
Kaˆ taàt'
¥qrhson e„ kathrgurwmšnoj
lšgw·
fane‹ g¦r oÙ
makroà crÒnou trib¾ ¢ndrîn
gunaikîn so‹j dÒmoij kwkÚmata.”Ecqrv
dン p©sai
suntar£ssontai pÒleij,
Óswn spar£gmat'
À kÚnej kaq»gnisan,
À qÁrej,
½ tij pthnÕj o„wnÕj
fšrwn ¢nÒsion Ñsm¾n ˜stioàcon
™j pÒlin.-),
d’autre part sur son ressentiment personnel, utilisant la même
métaphore que lui : v.1084-1086,
Toiaàt£ sou,
lupe‹j g£r,
éste toxÒthj
¢fÁka qumù kard…aj
toxeÚmata bšbaia,
tîn sÝ q£lpoj oÙc
ØpekdramÍ.
La fin de
l’intervention du devin tourne même quasiment à la
‘’leçon de morale’’ : il reproche
une dernière fois au tyran son manque de respect pour le grand
âge de l’interprète des dieux et son incapacité
à se dominer.
|