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Tirésias et la mort


Callimaque, dans son hymne Pour le bain de Pallas (V), nous révèle que Tirésias avait obtenu d’Athéna la faculté surnaturelle de conserver son esprit après la mort. C’est en effet pourvu de ce don qu’il fait son apparition dans l’Odyssée. Ulysse lefait venir du royaume des morts, un oracle du devin étant, pour le fils de Laërte, le seul moyen de savoir comment rentrer chez lui.

Le héros, sur les conseils de Circé, accomplit les libations et sacrifices d’usage nécessaires pour entrer en contact avec les âmes des défunts : le sang des victimes sacrifiées, coulant dans la fosse, fait monter de l’Hadès les âmes des morts qui souhaitent s'en abreuver : ce n'est qu'après en avoir bu qu'elles pourront converser avec Ulysse.

L’ombre de Tirésias doit cependant boire la première, comme s’il disposait encore d’une certaine prééminence dans l’Hadès : il est en effet présenté par Circé comme « l’aveugle, qui n’a rien perdu de son esprit » (X, 492, m£ntioj ¢laoà, toà te fršnej œmpedo… e„si), tandis que les autres âmes sont considérées comme les « têtes sans force des morts » (XI, 29, nekÚwn ¢menhn¦ k£rhna). Si ce trait est bien évidemment à rattacher aux dons d’Athéna dans l’hymne Pour le bain de Pallas, l’explication qui en est donnée par Circé diffère cependant de celle apportée par le poème de Callimaque :

tù kaˆ teqnhîti nÒon pÒre PersefÒneia

o‡J pepnàsqai· toˆ d skiaˆ ¢ssousin.


Même mort, Perséphone lui a permis, lui seul, de conserver l’entendement parmi le vol des ombres1.


Enfin, Tirésias est décrit comme « tenant un sceptre d'or » (XI, 90, crÚseon skÁptron œcwn), tel un symbole du pouvoir qui lui a été reconnu. Bénéficiant ainsi de cette faveur exceptionnelle, il peut encore dire ce qu'ont résolu les dieux et prédire à Ulysse toutes les embûches qui l’attendront pour son retour. Après avoir expliqué la cause de la haine du dieu des mers Poséidon, qui pourchasse Ulysse et ses compagnons pour avoir aveuglé son fils le Cyclope, le devin prodigue ses conseils : respecter à tout prix les troupeaux du Soleil. D’autre part, il annonce au héros que le massacre des prétendants, qui déshonoraient sa maison, ne sera pas pour lui l’aventure ultime : Ulysse devra encore repartir jusqu’à ce qu’il rencontre une peuplade ignorant la mer, et faire un sacrifice à Poséidon.

Cependant, malgré l'aide de Circé et de Tirésias, Ulysse ne parviendra pas à éviter l'île d'Hélios, où ses compagnons compromettront définitivement leur chance de retour à Ithaque. Seul Ulysse reviendra dans son île, auprès de Pénélope, à laquelle il contera son étrange rencontre avec le devin « mort »2.

Dans ce passage de l’Odyssée, Tirésias est pour Ulysse un « devin irréprochable » (XI, 99, m£ntij ¢mÚmwn), et, par deux fois, celui-ci lui accorde le titre d’¥nax (XI, 144 et 151), ce qui n’est pas sans nous rappeler les premières paroles d’Œdipe à son adresse dans la tragédie de Sophocle.


Si la mort « spirituelle » du devin n’est, de fait, pas attestée, sa mort « physique », quant à elle, connaît plusieurs versions. Tous les auteurs s’accordent cependant pour dire qu’elle a eu lieu pendant la prise de Thèbes par les Epigones, les fils des sept chefs qui avaient participé à la première expédition contre la cité béotienne. Apollodore3 prétend que le devin s’enfuit hors de la ville avec les rescapés thébains, et fait halte en leur compagnie près de la source Telphousa : le vieil homme y meurt pour avoir bu l’eau trop froide de la source. Pausanias4 déclare que le devin, ainsi que sa fille Mantô, restés à l’intérieur de la ville, sont faits prisonniers par les Argiens qui décident de les envoyer à Delphes, pour y être consacrés à Apollon : le grand âge de Tirésias ne lui permet cependant pas d’accomplir la totalité du trajet, et il meurt près de la source Telphousa5 . Enfin, un passage de la Mélampodie nous a transmis l’ultime prière que le devin adressa à Zeus : il y évoquait particulièrement son savoir et sa vie s'étendant sur sept générations, précisant ainsi le don que le poème de Callimaque imputait à Athéna6.


Ce symbole de l’individu qui transcende la vie et la mort est particulièrement riche d’enseignements sur le personnage mythique de Tirésias : déjà différent pendant son existence terrestre par sa longévité exceptionnelle, il est encore différent des autres âmes par son statut. Chez Hadès, il n’a non seulement « rien perdu de son esprit », mais il est encore capable d’exercer une activité prophétique. En réalité, Tirésias se trouve dans un état intermédiaire entre la vie et la mort. Voici la conclusion qu’en tire Luc Brisson :

« Cet état particulier lui permet non seulement de continuer sa carrière de devin chez Hadès, et donc de prédire à Ulysse ce qui lui arrivera, mais aussi de savoir et d’enseigner comment évoquer les morts. Puisqu’il transcende l’opposition vivants/morts, Tirésias est en mesure d’établir des relations entre les vivants et les morts. Son statut d’intermédiaire lui permet de jouer un tel rôle de médiateur »7.


Cette médiation, Tirésias l’exerce non seulement entre vivants et morts, motif que nous étudierons par la suite, mais aussi et surtout entre dieux et mortels, puisqu’il s’agit de la caractéristique essentielle de sa fonction d’interprète des volontés divines. Celle-ci cependant ne va pas toujours de soi, et l’ambiguïté semble bien souvent être de mise.


1 . Ibid., X, 494-495.  

2 . Ibid., XXIII, 323.

3 . Apollodore, Bibliothèque, III, 7, 3.

4 . Pausanias, IX, 33, 1.

5 . Ce lieu, près d’Haliarte, en Béotie, que le géographe nomme exactement Tilphoussa, était par ailleurs, nous apprend-il, consacré à Apollon.

6 . Fragmenta Hesiodea, edition R. Merkelbach et M.L. West, Oxford, Clarendon Press, 1967, n°276, p.136 :

Zeà p£ter, e‡qe moi e‡q' ¼ssw m' a„îna b…oio

êfellej doànai kaˆ ‡sa fresˆ m»dea ‡dmen

qnhto‹j ¢nqrèpoij· nàn d' oÙdš me tutqÕn œtisaj,

Öj makrÒn gš m' œqhkaj œcein a„îna b…oio

˜pt£ t' ™pˆ zèein gene¦j merÒpwn ¢nqrèpwn

7 . L. Brisson, op. cit., p.44.

 
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